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(Suite de la page 2)
choses saisies au moment de leur effacement, de leur effondrement. Dans le Sabi, on aime le temps qui altère les formes, forme de beauté.
" Je ne sais pas faire ce que vous voyez "
Tout ce détour est fort utile pour comprendre( ?) ce qui accroche dans les tableaux. Admettre comme préalable à l'œuvre, que cet objet sale n'est pas une trouvaille mais une rencontre. Que l'oeuvre n'est pas un tableau mais une expérience et que l'artiste sans doute fixe sur la toile l'émotion de cette rencontre. Cette peinture porte en elle sa propre vanité : diluer dans le temps le bonheur bref de la révélation, passer de la contemplation à la capture des choses.
Ainsi l'objet-signe-matière, puisqu'il faut bien nommer les choses et que celles-ci ne portent pas de nom, est amené à s'épanouir dans l'art ; objet transcendé, élevé qui désormais fait figure de peinture. L'objet amorce, il force et rejoint l'expérience picturale, il génère et appelle les gestes et les matières qui font le tableau, il oxygène la toile, lui apporte son souffle car en fait tout tourne autour de lui tout se précipite, au sens chimique du terme, lorsqu' il rejoint son espace d'exposition. L'objet fait figure de peinture donc : sa forme se fond, sa matière fait texture, son contour fait ligne, sa structure compose. Il se métamorphose : l'objet produit de l'œuvre. " Je mets dans mes tableaux tout ce que j'aime, tant pis pour les choses, elles n'ont qu'à s'arranger elles mêmes " dit Picasso. Facile à dire et Ménager fait preuve à ce moment de toute sa maîtrise. Vocabulaire sans concession, car dans sa nature même, l'objet force son voisinage, la peinture exhibe ses matières pauvres, ses couleurs fortes, ses gestes larges, parfois laborieux mais qui, de manières incessantes, entourent, recouvrent, grattent. Affirmation brute, charnelle des matériaux ; la couleur elle même devient matière, sans complaisance le noir devient une masse, la marron du café, le blanc de la paroi écaillée, retouchée. Réel, trop réel. La réalité se convertit en une expérience visuelle qui fonctionne selon ses propres lois ; c'est le travail du peintre. Mais en dessous, ou en dessus de ces lois, de cet acte esthétique de cette indiscutable réussite qu'est la peinture de Ménager veille encore cette énergie, à la fois tapie et effervescente, jamais calmée, de l'objet trouvé. Et c'est là tout l'originalité de l'artiste, qui sans malice, déclare " je ne sais pas faire ce que vous voyez ", comme si une force l'avait guidé, comme si l'objet, originellement avait été choisi pour mener seul le travail du peintre. Précieuse énergie donc qui renvoie l'artiste à l'exécutant. Intox ?. Pourtant il est vrai que dans chaque toile, malgré cette grande puissance lyrique qui force l'émotion, l'objet fondateur demeure intact, même maculé et bousculé par les gestes, il continue à brouiller l'espace, à vivifier le tableau qui ne sera jamais immobile ni laissé à sa finitude. Objet de peinture, objet de la peinture, objet de la rhétorique, il a toutes les formes du geste premier, marquant toujours l'œuvre du sceau de sa quête, revendiquant son existence désormais exaltée. Le retour à la vie marque l'objet, il n'est plus prêt de s'éteindre et va demeurer, certes sur la frange fragile des formes du Sabi, mais d'autant plus près de la réalité vivante. On ne peut pas parler ici d'une œuvre pacifiée. Voilà pourquoi elle travaille le regard et les sens, voilà pourquoi elle accroche et ne laisse pas indifférent.
Si l'œuvre est à ce prix, il faut souhaiter voir le peintre le moins possible à l'atelier, mais envoyer l'artiste à New York ou le planter dans le port de Saint Nazaire ; le sabi cependant enseigne l'inaction : il pousse à la contemplation, il fascine jusqu'à la perte : les ramasseurs infatigables sont les plus égoïstes.
Texte écrit à l'occasion de l'exposition à la galerie KNA STUDIO - NANTES 99
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