|
(Suite de la page 3)
La matière revisitée Muriel CARBONNET
Le hasard tient ici un rôle capital. Il sait en effet « trouver ceux qui savent s'en servir ». Hasard heureux des rencontres, de la démarche plastique et picturale d'un jeune artiste très prometteur, de ses matériaux récupérés, trouvés, volés peut-être... Il faut peu de choses. Des instants que l'on retient au vol, des émotions qui passent et s'impriment. On les devine décisifs, porteurs d'espoir, de matière bouillonnante, d'énergie vive et créatrice. Ma rencontre avec l'œuvre de Christophe MENAGER fut marquée par l'une de ces escales régénérantes dans le temps, dans la création artistique.
J'y décelais ce qui est pour moi majeur dans la peinture : l'engagement du corps. Non par de grands gestes elliptiques ou hystériques, mais par cette spontanéité intérieure qui envahit, qui transporte. Sur une toile écrue, épaisse, ce jeune type de 27 ans projette une peinture noire. Jet déclencheur de l'œuvre à venir, où tour à tour des objets marqués par le temps, vont se mêler. Déclencheur aussi, ce qu'il a sous la main, ce qu'il a récupéré, ce qui s'accumule sur la table de son atelier. Et ce fond noir, ce noir « couleur totale » qui « contient l'essence de l'univers », reçoit toute une gamme de signes disparates, formes géométriques, taches, empruntes calligraphiques, références visuelles. Un état squelettique d'éléments primitifs presque originels. Sa façon d'entrer en contact direct avec l'œuvre est toujours liée à la volonté de faire ressentir la matière, la tactilité, la sensualité, le vécu. Ses surfaces-cratères sont maculées, boursoufflées de dépôts de filaments de bois, de morceaux de métaux rouillés, de vieux papiers, de plâtre.
Les matériaux usagés sont au centre de sa création. Il les sort de son quotidien pour les placer dans son contexte d'oeuvre d'art. Ils ont vielli, patinés par le temps, les éléments naturels. Ils sont chargés d'histoire, voués à l'oxydation, à la destruction. A la frontière de la mémoire et de l'oubli, dépouilles, carcasses sans vie qu'il revisite. Il nous renvoie à ce que l'objet pourrait être et qu'il n'est plus. MENAGER aurait pu être antiquaire, pilleur de caves, de chantiers, obscur ferrailleur. D'ailleurs, il l'est déjà, un peu, beaucoup, à sa manière. Lui aussi redonne vie à ces objets trouvés, qu'il finit quelquefois par humaniser avec son propre langage pictural : un chiffre, un alphabet.
Il n'y a peut-être rien d'autre à voir que le jeu de la peinture et de ces éléments de récupération, livrés en vrac, semble-t-il, au spectateur, comme un tas de bois, un amas de métaux rouillés aux détours d'un coin de rue sombre, posés au sol, pour qu'il s'en débrouille. Autour d'un morceau de métal dressé sur sa toile, au point d'équilibre de sa composition, prolifèrent des polypes de rouille, de plâtre, de papiers déchirés, de tissus. Ici des touffes de filaments de bois ont fait saillie, là des morceaux de cartons, des monceaux de colles, des vieux imprimés jaunis. Ils ont ménagé des vides insoupçonnés, des jeux de transparence et d'opacité pénétrants entre la toile, les couches successives de lavis et les objets en relief.
Je me perds dans cette masse grise, brute, dans cette fossilisation de matériaux. Ce recyclage n'est jamais que la soumission d'artefacts à un processus dont le modèle est la nature, un élément de la terre. C'est là que l'artiste intervient. Le bois, le plâtre, la poussière sont les composants multiples et fragmentaires du réel d'où MENAGER extrait la substance vivante de ses assemblages et de ses collages. Il les utilise primitifs, jouant à la fois de leur réalité et de leur déchéance par leur intégration dans un amalgame pictural. Son travail met en évidence les qualités plastiques des matériaux de rebut : leur matière, leur couleur.
(Suite page 5)
|
|